Peintresses en France 10: Baya, la petite sœur de Shéhérazade

Peintresses en France 10: Baya, la petite sœur de Shéhérazade

« Je parle, non comme tant d’autres pour déplorer une fin mais pour promouvoir un début et sur ce début Baya est reine. Le début d’un âge d’émancipation et de concorde, en rupture radicale avec les précédents et dont un des principaux leviers soit pour l’homme l’imprégnation systématique, toujours plus grande, de la nature […] la fusée qui l’annonce, je propose de l’appeler Baya. »
André Breton, Derrière le miroir, novembre 1947

Plutôt qu’une fusée, pour moi, Baya est une comète. Une apparition jaillie des tréfonds insondables de l’espace que personne n’aurait imaginé voir un jour s’épanouir au firmament des grandes figures de l’art.

1947. À la prestigieuse Galerie Maeght, une jeune fille de seize ans venue d’Algérie, une « indigène » musulmane, présentée comme illettrée, expose ses œuvres devant le tout-Paris médusé, dont la femme du président Vincent Auriol, entourée d’immenses artistes de l’époque, admiratifs : André Breton, Albert Camus, Jean Dubuffet, et bientôt Pablo Picasso.

Comment est-il possible qu’une petite orpheline issue d’un milieu très pauvre, loin de tout, dans un pays colonisé, où moins de 5 % des filles « indigènes » sont scolarisées, du jour au lendemain se retrouve au centre des conversations dans les milieux artistiques parisiens ? Forcément, on crie au génie. Ou au scandale. C’est selon. Car les dessins de Baya attirent aussi le mépris : ce ne sont que de vulgaires dessins d’enfant. Sauf que. Sa vie entière, Baya peindra toujours de la même manière, comme si dès l’adolescence, elle avait trouvé SON style à elle – ce que certain.es grand.es artistes mettent des années, voire des décennies à construire… Alors qui est Fatma Haddad, dite Baya ? Une marionnette manipulée par quelques intellectuel.les français.es pour faire ce qu’on appellerait aujourd’hui le « buzz » ? Comment est-il possible que si jeune, sans formation apparente, elle aboutisse à ce que Henri Matisse a mis des années à trouver ?

Derrière le sourire de la jeune Baya, qui s’étale en couverture de Vogue, s’étend un mystère aussi vaste que celui de Mona Lisa. Mais une chose est certaine : Baya est bien la première peintresse algérienne, et aujourd’hui encore c’est la plus unanimement reconnue.

Raconter Baya, c’est donc d’abord déconstruire son histoire.

Elle est née Fatma Haddad, le 12 décembre 1931 du côté de Bordj el Kiffan, à l’époque appelé aussi Fort-de-l’eau, non loin d’Alger. Il faut bien le reconnaître, à première vue, les fées ne se sont pas penchées sur le berceau de Fatma qui, dès sa venue au monde, subit une triple peine : elle naît pauvre ; fille, dans une société où les filles sont bien entendu largement considérées comme inférieures et encore moins libres que les garçons ; et colonisée – sachant que le système colonial ne fait qu’appauvrir les populations sous domination et diminue plus encore les chances d’émancipation culturelle et sociale des plus démunis. En plus de ces lourds handicaps sociaux, très jeune, elle perd ses parents et devient orpheline. Fatma Haddad est donc une petite fille déshéritée, perdue dans une société patriarcale, coloniale, où nul ne se préoccupe réellement de son avenir. Alors certes, son histoire commence un peu comme un conte de fée noir où tout semble perdu d’avance.

Après le décès de sa mère, c’est sa grand-mère paternelle qui entreprend de s’occuper de Fatma et de son frère Ali. Celle-ci travaille dans différentes fermes de la région, dont une plantation horticole tenue par la famille Farges. Baya, qui a désormais onze ans, l’aide dans son travail.

On sait que les grands destins, loin d’être des miracles, naissent de la rencontre d’une personne avec un groupe social et un moment de l’Histoire. Ce moment de l’Histoire, c’est la seconde Guerre Mondiale. Un certain nombre de Français.es ont fuit la métropole pour l’Algérie. Si la société coloniale est extrêmement réactionnaire et figée, ces réfugié.es, bien au contraire, sont des rebelles sur les plans politiques et intellectuels, qui n’acceptent pas l’occupation allemande et le nazisme. Ils/elles apportent depuis l’autre côté de la Méditerranée un nouvel anticonformisme et jettent sur les « indigènes » un regard qui n’est plus tout à fait le regard colonial traditionnel. C’est dans ce mélange étrange de conservatisme et de rébellion que va pouvoir éclore le destin de Baya.

On ne sait pas très bien, en revanche, comment se produit le déclic entre la jeune Fatma Haddad et Marguerite Caminat, parente des Farges exilée en Algérie à cause de la guerre. Documentaliste, Marguerite Caminat a quitté la France occupée avec son mari, le peintre anglais Frank McEwen. Un lien se tisse entre cette intellectuelle férue d’art et la jeune fille, et un jour, elle propose à sa grand-mère de l’emmener à Alger. Beaucoup de gens ont prétendu qu’elle l’avait prise avec elle pour lui servir de bonne, comme le voulait alors la norme dans les familles françaises « bien » (et comme cela existe encore dans certains pays). On sait même qu’à l’époque, le simple prénom de Fatma désignait lesdites petites bonnes (on comprend qu’elle ait voulu s’affranchir de cette étiquette grossière). D’après les recherches qu’Anissa Bouayed a menées sur la correspondance de Marguerite Caminat, les choses apparaissent de manière un peu plus subtile et compliquée. Il semblerait que Caminat ait éprouvé très vite de l’affection pour l’enfant (affection réciproque qui ne se démentira pas au fil des années), et qu’elle l’ait amenée chez elle davantage pour s’occuper d’elle que pour des raisons domestiques. Était-elle simplement touchée par son dénuement ou percevait-elle déjà l’artiste qui sommeillait en Fatma ?

À Alger, la jeune fille se retrouve plongée dans un bain culturel très riche, car le couple Caminat/McEwen fréquente les milieux artistiques et littéraires d’Alger et vit environné d’œuvres d’art, celles de McEwen lui-même, mais aussi d’autres artistes dont George Braque et Henri Matisse (McEwen et Caminat sont ami.es avec Matisse et Braque, mais aussi Fernand Léger et Pablo Picasso). Fatma découvre donc tout un univers nouveau et un mode d’expression qui va lui permettre de dire ce qu’elle veut.

McEwen quitte Caminat en 1944, et celle-ci se replie encore plus sur sa jeune protégée. Elle la traite désormais comme sa fille, lui enseigne à parler le français et lui fait donner des cours particuliers pour apprendre à lire et écrire dans cette langue. Parallèlement, Fatma n’est pas acculturée, car Marguerite Caminat prend soin de la maintenir en lien avec sa culture d’origine : « Ma mère adoptive tenait à ce que je ne perde pas ma religion. […] je faisais le carême, je ne mangeais pas de cochon, je ne buvais pas, je faisais ma prière… de plus elle m’envoyait dans des familles algériennes traditionnelles, sévères, où il fallait porter le voile… toutes les semaines j’allais passer le week-end dans une de ces familles où j’apprenais à faire ma prière, où j’entretenais ma langue, l’arabe : en effet, les filles de la maison ne parlaient que l’arabe, elles ne parlaient pas le français parce qu’elles n’allaient pas à l’école » (entretien avec Dalila Morsly, Algérie Littérature/Action, 1997). De même, elle retourne régulièrement chez sa grand-mère et n’est donc pas coupée de sa famille. Jusqu’au jour où, violentée par un oncle, elle s’enfuit et décide de ne plus retourner là-bas. Elle n’a pas quinze ans, et déjà elle montre une volonté hors du commun, car les violences contre les femmes ne sont guère réprimées à l’époque, et elles sont monnaie courante dans une société coloniale où la domination est de fait fondée sur la violence.

C’est sans doute dans ce moment-là que naît Baya. Elle a déjà commencé à dessiner, à peindre, à modeler la terre. Mais lorsqu’elle choisit de quitter sa famille, de s’en affranchir, et décide de s’installer auprès de Marguerite Caminat, qui lui promet un destin différent de ce qu’elle aurait vécu en demeurant à Bordj el Kiffan, c’est un acte de volonté farouche qu’elle signe là, car dans cette société, la femme indigène n’est pas maîtresse de son destin. Marguerite Caminat recueille Baya, l’emmène chez un médecin pour faire constater les violences qu’elle a subies, puis s’adresse au cadi Bendhoura, puissante figure d’Alger représentant la justice, qui confie la garde de la jeune fille à Caminat tout en exerçant la tutelle officielle.

D’ailleurs pourquoi « Baya » ? Elle est très jeune quand elle décide d’adopter ce surnom/pseudonyme/nom d’artiste, qui à l’origine lui fut sans doute attribué par ses proches comme un deuxième prénom, celui de Fatma étant très répandu. Toute sa vie, c’est sous ce nom qu’elle sera reconnue dans les milieux artistiques, comme si une dissociation s’était alors opérée entre la petite orpheline ballotée par le hasard et les arrachements successifs, et ce jour où elle prend sa destinée en main. En outre, ce nom lui permet d’exister en tant qu’être libre à part entière, car elle échappe à la soumission au nom de l’époux, au moins dans sa vie artistique (le changement de nom ayant souvent nuit à la carrière des artistes féminines).

Pendant les années passées auprès de Marguerite Caminat, Baya apprend donc quantités de choses, et surtout l’art. McEwen travaille sur un projet d’exposition de la collection d’œuvres d’enfants d’Herbert Read, et lui-même a enseigné l’art aux jeunes. Baya découvre ces dessins dans le catalogue de l’exposition. S’additionnant à toutes les autres œuvres qu’elle a déjà vues chez sa mère adoptive, son esprit s’ouvre et laisse libre cours à sa fantaisie. Ses premières œuvres d’importance émergent : des femmes dans des jardins, avec des plantes, des oiseaux, toujours dans de magnifiques couleurs. Marguerite Caminat a très vite conscience du talent de Baya, elle l’encourage autant que possible et montre ses œuvres à son entourage.

Le peintre et sculpteur Jean Peyrissac est l’un des premiers à prendre la mesure du talent de Baya, et il présente à son tour ses gouaches au célèbre galeriste parisien, Aimé Maeght, de passage à Alger. Frappé par la puissance en gestation dans ces peintures, Aimé Maeght, dont le goût est sûr et qui a déjà exposé des dessins d’enfants, organise une exposition dans sa galerie parisienne en 1947. L’arrivée de Baya à Paris fait l’effet d’une bombe dans le milieu de l’art. Les journaux lui consacrent des articles, et Edmonde Charles-Roux écrit sur elle un long papier dans Vogue, dont Baya fait la couverture ! Sur cette photo, on découvre une adolescente longiligne de seize ans, aux longs cheveux noirs, montrant une certaine retenue, mais qui lance au photographe un regard direct, avec un petit sourire. Elle a l’air d’être heureuse, et en même temps de n’être pas dupe. Baya a connu la pauvreté, la douleur atroce de voir ses parents mourir, et elle se retrouve tout à coup sous les feux de la rampe, dans le luxe parisien : comment ne pas garder ses distances face à ce revers insensé du destin ?

Que pense-t-elle vraiment ? On ne le sait pas. Dans Derrière le miroir, la revue d’art lancée par Aimé Maeght, dont le numéro six est consacré à Baya, Jean Peyrissac la décrit ainsi : « Baya toute droite, Baya indéchiffrable, Baya silencieuse, Baya digne et grave, Baya au visage farouche, aux yeux baissés sur son propre mystère. Baya hermétique et craintive. Baya indifférente, enfant au cœur gonflé de larmes, détourne la tête pour se détendre, sourire et se moquer de notre admiration. »

Toutefois dans l’ensemble, on voit bien qu’il y a quelque chose de biaisé dans les discours qu’on tient sur elle – sans même parler de ses détracteurs. Ceux qui l’encensent colportent en effet toutes sortes de légendes, qui perdureront longtemps, comme le fait qu’elle soit illettrée, qu’elle ait été mendiante à Alger, etc., on la dit arabe, berbère, kabyle, etc. En 1947, la guerre de libération n’a pas encore tout à fait commencé en Algérie, et la France, mal en point au sortir de la seconde guerre Mondiale, demeure encore une puissance coloniale. Même animés des meilleures intentions du monde, les critiques (presque uniquement des hommes) réduisent souvent Baya à un fantasme orientaliste exotique, à l’idée d’une créature sauvage, non-formée à l’art, donc douée d’une inspiration immanente qui échappe à toute logique. L’Oriental, comme l’a bien montré Edward Saïd dans ses livres, est vu par l’Occident comme primitif, irrationnel, esclave des passions, ce qui est bien sûr décuplé chez les femmes, qui dans la tradition occidentale sont à peu près considérées de la même manière (d’où le besoin de « civiliser », de « brider » les instincts des unes comme des autres). D’où aussi les biais qui s’exercent à l’encontre de Baya : son travail est primitif, sauvage, des dessins d’enfant sans perspective, aux représentations grossières et superficielles. Comme il est facile de se sentir supérieure face à une jeune fille de seize ans sans formation artistique, perdue dans un environnement qu’elle ne connaît pas, et qui ne maîtrise pas parfaitement le français…

Les critiques de l’époque semblent incapables de considérer que tout simplement Baya est pétrie d’une culture qui n’est pas la leur. On le voit dans le conte « Le Grand Zoiseau », retranscrit dans la revue Derrière le miroir, sorte de mélange des contes populaires qui ont dû peupler son imaginaire d’enfant. Baya a l’esprit fertile, outre les histoires qu’on lui a racontées, petite, elle a été baignée dans une culture visuelle islamique où les formes recourbées de la calligraphie et de toutes sortes d’ornements architecturaux ont été portées à un niveau de subtilité extraordinaire ; en outre, depuis cinq ans elle vit auprès de Marguerite Caminat à Alger, elle a passé une période en compagnie de Frank McEwen, avec des tableaux sous les yeux (dont Braque et Matisse) : elle a donc forcément appris aussi de l’art occidental contemporain. Mais le mythe du génie immanent a la vie dure, et la naissance de l’art brut, théorisé par Jean Dubuffet très peu de temps auparavant, ne fait que pousser dans ce sens.

Ainsi Baya se retrouve-t-elle classée dans l’art brut, l’art naïf, le surréalisme, le primitivisme – mais toutes ces notions ont-elles réellement une pertinence ? D’abord, cette classification artistique s’applique à des artistes occidentaux.les, mais n’est pas nécessairement pertinente pour une jeune fille venant d’un univers culturel totalement différent – et puis les artistes peuvent passer d’un courant à un autre au cours de leur carrière. L’art de Baya est unique, et quiconque a vu ses toiles est capable de reconnaître immédiatement son style, et c’est cela qui fait d’elle une grande artiste. En outre, on ne dit pas assez combien cette femme est prodigieusement résiliente, pour avoir su sans cesse s’adapter aux conditions de vie extrêmes qu’elle a rencontrées, et intelligente, pour avoir su saisir les opportunités quand elles se présentaient, évoluer au gré des changements – tout en restant toujours fidèle à elle-même…

Après l’explosion sur la scène parisienne, elle est invitée à séjourner chez Georges Braque, en 1948. On ne sait pas grand-chose de cette rencontre, mais Baya est familière de Braque depuis longtemps à travers Marguerite Caminat, et on voit immédiatement le lien entre l’œuvre des deux artistes, par la couleur puissante, les représentations loin du réalisme, un cadre imaginaire où peuvent exister toutes les formes possibles – on verrait bien les oiseaux de Braque et de Baya s’envoler ensemble, se répondant les uns aux autres… C’est à Vallauris qu’elle se retrouve ensuite, auprès de la céramiste Suzanne Ramié qui a fondé l’atelier Madoura, où elle a elle-même accueilli Picasso. On a beaucoup glosé sur le fait que Baya a travaillé au voisinage de Picasso, ce monstre sacré de l’art moderne. Il y a forcément rencontre entre ces deux talents, mais y a-t-il réellement influence de l’une sur l’autre et réciproquement ? On a dit que Baya avait inspiré à Picasso les Femmes d’Alger. On a dit qu’il lui avait donné des conseils, influencé sa peinture… Bref, une fois encore, on a dit beaucoup de choses. Néanmoins Baya dut se sentir plus à l’aise dans cet atelier rustique du sud de la France que dans les grands salons parisiens, et se retrouver face à une autre femme était sans doute moins intimidant qu’un Picasso tout-puissant.

Après les tourbillons et l’apprentissage vécus en France, Baya revient en Algérie. Mais la présence colonisatrice se durcit car un vent de révolte commence à souffler, que les « anticonformistes » venus de France pendant la seconde Guerre Mondiale sont repartis, et que là-bas, à quelques exceptions près que l’on retrouvera plus tard, le monde de l’art n’est pas prêt à accueillir une jeune fille musulmane qui défie les canons de la tradition.

En 1953, Baya se marie au grand interprète de musique arabo-andalouse, El Hadj Mafouz Mahieddine. Là encore, on sait peu de choses sur ce mariage, et à cette époque, Baya cesse d’écrire à Marguerite Caminat. Son tuteur (il faut rappeler que les femmes algériennes sous la colonisation mais encore de nos jours sont considérées comme mineures à vie, et demeurent toujours sous tutelle masculine, quel que soit leur âge, car elles ont besoin d’un tuteur pour se marier), le cadi Bendourah ne l’a très certainement pas forcée à ce mariage, mais la pression sociale fait qu’à vingt-deux ans, Baya ne peut probablement pas imaginer un destin autre que celui qui, dans la société où elle a grandi, est perçu comme le but de la vie de toutes les femmes : se marier et avoir des enfants. En outre, épouser une grande figure de la scène musicale algérienne est certainement considéré comme une importante promotion sociale pour une jeune femme issue d’un milieu défavorisé. Baya est une artiste résolument indépendante dans sa création, mais Fatma Haddad est une Algérienne issue de la culture traditionnelle. Mafouz Mahieddine a trente ans de plus qu’elle, il a déjà une première épouse (dont il divorce en 1958), et huit enfants. Baya part s’installer avec lui à Blida. Pendant une dizaine d’années, elle cesse pratiquement de créer.

On a là encore beaucoup glosé sur ce retrait de Baya de la vie artistique, car on sait bien que dans les cultures patriarcales, le mariage sonne le glas d’une activité artistique indépendante pour les femmes. Toutefois, quand on connaît la détermination de Baya, son attachement viscéral à son art, on est tout de même en droit de se poser des questions. Il ne faut pas perdre de vue que pendant cette décennie (1953-1962), la guerre fait rage en Algérie. Une guerre très violente, très dure pour tout le monde. Baya sans doute ne veut pas être instrumentalisée à des fins politiques, ni mettre en danger sa famille par une trop grande exposition, alors elle disparaît. Dans le même temps, elle met au monde ses enfants, dont six survivront. On sait à quel point les tâches domestiques, et surtout leur progéniture, accaparent les femmes et sont une entrave à la création, tout simplement parce que les enfants absorbent tout le temps disponible de leur mère, toute leur énergie. Dans les premières lettres qu’elle écrit à nouveau à Marguerite Caminat (repartie s’installer en France) vers 1961, elle évoque son bonheur de mère, la tranquillité de sa vie, son horreur de la guerre. Comment une petite orpheline qui n’a pas connu la douceur d’un foyer ne voudrait-elle pas elle-même protéger ses enfants et jouir enfin de ce qu’elle a si peu connu ? Jamais alors elle n’évoque la pratique de la peinture qu’elle a – temporairement – abandonnée.

Mais, comme la nature refleurit au printemps après les rigueurs de l’hiver, dès 1962, Baya, l’artiste, renaît et s’épanouit à nouveau. Certain.es Français.es sont resté.es vivre en Algérie après l’indépendance, comme Mireille Farges, nièce de Marguerite Caminat, avec laquelle Fatma a joué dans son enfance, son époux Jean de Maisonseul, conservateur du musée des Beaux-Arts d’Alger après 1962 et l’un des piliers de la communauté artistique, ou encore le poète Jean Sénac qui a dédié à Baya en 1950 son célèbre poème « Matinale de mon peuple », et dont elle a illustré des recueils. Baya commence par écrire à Mireille Farges et lui demande de lui faire parvenir du matériel pour peindre, matériel que le couple lui apporte à Blida où l’on manque de tout à cause des ravages de la guerre. Dans une lettre à Marguerite Caminat datée du 13 décembre 1962, elle écrit à ce propos : « Ils m’ont donné le courage de travailler et voilà, j’ai commencé à faire de la terre… J’ai fait des femmes et des animaux, seulement je voudrais bien que Mireille et Monsieur Jean me conseillent car j’ai besoin de conseil… je travaille, si tu vois, il y a de la terre partout. »

Il est toujours très difficile pour un.e artiste de revenir sur le devant de la scène après une longue période d’absence, surtout quand cet.te artiste y a fait une entrée aussi fulgurante que Baya à un âge aussi jeune. La nouveauté se fane, les goûts du public évoluent. La chance de Baya, c’est peut-être justement que la société coloniale algéroise ne l’ait pas très bien accueillie au début. En 1962, les conditions sont certes difficiles, mais Baya sait s’appuyer sur les bonnes personnes, qui vont faciliter son retour. Un.e artiste en effet ne peut exister seul.e, il faut toujours un cercle de soutien pour la ou le faire connaître, écrire sur son œuvre, la ou le faire découvrir aux autres et rencontrer d’autres personnes. Ainsi, Jean de Maisonseul organise-t-il une exposition d’artistes algérien.nes, montrant enfin des œuvres de Baya qui seront achetées par le musée. Parallèlement, Jean Sénac, qui a ouvert la Galerie 54, l’expose également l’année suivante. Ainsi commence un nouveau cycle d’expositions dans des galeries et des musées, qui ne connaîtra plus de cesse.

En 1967, Baya fait partie des dix signataires du mouvement Aouchem, qui signifie « tatouage » en berbère. Le mouvement Aouchem veut à l’époque reprendre le flambeau des arts populaires, dont les motifs des tatouages des femmes, des poteries, des tissus et tapis, des graphismes décoratifs traditionnels, afin de revenir aux fondements de l’art algérien, jusqu’aux extraordinaires peintures rupestres du Tassili. Mohammed Khadda, à l’origine de ce que Jean Sénac appelle « la peinture du signe », résume les choses ainsi : « Si la peinture figurative apparaît l’expression normale, c’est le résultat du phénomène de déculturation. » Par son engagement auprès d’Aouchem, comme plus tard en demeurant en Algérie pendant la guerre civile, Baya ne cessera jamais de se déclarer algérienne, une Algérienne profondément attachée à son pays, à sa culture. En revanche elle ne prend jamais position sur les sujets politiques, ne se mêle pas des questions religieuses, et demeure, comme à seize ans à la galerie Maeght, cette figure énigmatique, qui réalise un art extrêmement personnel en suivant son propre chemin, quels que soient les événements qui traversent sa vie.

Durant les trente dernières années, Baya continue sans jamais s’interrompre de créer, d’exposer, mais en demeurant toujours en retrait, dans le refuge de sa maison de Blida, apparaissant très peu en public et donnant très peu d’interviews. Après la mort de son mari en 1979, poussée par la nécessité, elle doit faire fructifier son travail, et en retirer un bénéfice pécuniaire pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants. La notoriété est là, elle expose désormais partout, en France, à Cuba, en Angleterre, aux États-Unis. La poste algérienne va même émettre un timbre représentant un de ses tableaux (ce dont Baya sera très fière). Jusqu’au bout, elle montre son attachement profond à son pays en refusant de le quitter pendant les années noires de la décennie 1990, alors que la France lui a proposé de l’accueillir. Elle meurt le 11 novembre 1998 des suites d’une longue maladie, enfin reconnue comme la première et la plus grande peintresse algérienne.

Aujourd’hui de grands musées accueillent les œuvres de Baya à travers le monde entier comme le musée des Beaux-Arts d’Alger, de l’Institut du Monde Arabe à Paris (dont la donation Claude et France Lemand), la Collection de l’art brut de Lausanne, la Dalloul Art Foundation de Beyrouth, l’Arab Museum of Modern Art de Doha, et Google a même commémoré le vingtième anniversaire de son décès, ce qui montre l’immense reconnaissance dont elle jouit dorénavant. Tout aussi étonnante que l’ascension sociale de Baya, c’est sa fidélité à son style, qui surprend quand on contemple ses œuvres. Très tôt, elle a commencé à peindre ces silhouettes de femmes altières, sans âge et maquillées, belles et sensuelles, jamais voilées ni soumises, aux yeux en amande si caractéristiques, toujours vêtues de robes opulentes, chamarrées, aux imprimés fantaisistes, et aux coiffures fantastiques. Son autre source d’inspiration, c’est la nature, toujours présente, luxuriante, épanouie, aussi bien végétale qu’animale. Des fleurs, des fruits plantureux, des oiseaux paradisiaques, des poissons multicolores, des paysages de rêve, des décors de montagnes et d’îles parfaitement oniriques, voilà l’univers de Baya qui s’est petit à petit développé très subtilement au fil des décennies.

Ce qui frappe dans ses premières œuvres, outre les couleurs resplendissantes, jaune soleil, vert émeraude, bleu profond, rose indien, améthyste, c’est sa volonté de remplir l’espace de la toile, au point de faire parfois se contorsionner les silhouettes, et de ne pas laisser de vide, en rajoutant des éléments décoratifs de feuillage ou d’animaux, comme si le « blanc » n’était pas une option. On sent toutefois dans ces toutes premières œuvres exposées à la galerie Maeght que la jeune artiste ne maîtrise pas encore complètement son art (évidemment, elle a seize ans…), mais peu à peu, avec le temps, sans qu’elle change sa manière, on voit les choses s’approfondir : le trait se fait plus fort et déterminé, les contours plus nets, les éléments du décor sont plus solides, plus variés, il n’y a pas de repentirs. Au fil du temps, son univers s’enrichit, les animaux se diversifient, les oiseaux sont de plus en plus présents (symboles de liberté ?), leurs têtes couronnent parfois des objets, donnant un caractère fantastique aux œuvres.

Dans les années 1960, comme elle l’écrit un jour à Marguerite Caminat, grâce aux conseils de ses proches, elle se met à travailler davantage ses fonds, à les peindre systématiquement, ce qui n’était pas le cas au début. Dans le même temps, à cette période où elle reprend la peinture, les instruments de musique font leur apparition, influence directe de son mari, le grand musicien El Hadj Mahfouz Mahieddine. Ces instruments de musique deviennent le nouveau thème de prédilection de Baya, ce qui signifie tant de choses : sans doute un amour profond pour cette musique qui baigne son quotidien après son mariage et doit aussi nourrir son imaginaire, mais peut-être également la présence symbolique de son mari. Baya en effet n’a jamais représenté d’homme dans ses peintures, exclusion qui mime en négatif l’exclusion des femmes de l’espace public dans la société patriarcale et colonialiste où elle a grandi. Les femmes dans la société traditionnelle sont en effet souvent cantonnées à l’espace privé, intime, elles ne doivent pas s’aventurer au dehors. Le domaine extérieur est celui des hommes, tandis que celui de l’intérieur appartient à la femme. Le jardin merveilleux que représente Baya dès l’adolescence est sans doute un lieu rêvé, de paix, d’abondance, de beauté, le contraire de ce qu’elle a connu, un conte visuel qui nous emporte très loin avec elle. Un idéal qu’elle a peut-être fini par trouver dans sa maison de Blida.

L’historienne de l’art Salwa Mikdadi est allée la rencontrer en 1993, alors que la guerre civile faisait rage, et voilà comment elle décrit son arrivée : « En sortant d’Alger nous avons roulé pendant une heure, puis nous somme arrivés dans les montagnes, chez Baya. Je suis entrée dans une maison avec une cour centrale, et je me suis aussitôt sentie en paix. On se serait cru dans un tableau de Baya. C’était comme si elle habitait dans un autre monde, dans le microcosme de ses tableaux. Là-haut se trouvait son « château », entouré de hautes clôtures où des oiseaux gazouillaient dans des cages, et partout était diffusée de la musique andalouse ainsi que les arômes du tajine qu’elle avait préparé. Baya est apparue. Elle était gracieuse et accueillante, et j’ai aussitôt senti qu’elle était douce, gentille et bienveillante. »

Alors conte de fée ? Miracle ? Après analyse, on comprend bien que ce genre de discours superficiel ne sert qu’à attirer l’attention du public. Ne soyons pas dupe. Baya est une artiste extrêmement douée qui, dans son malheur initial, a su trouver une échappatoire en la personne de Marguerite Caminat, puis des soutiens solides chez d’autres artistes et galeristes, en France, puis en Algérie, jusqu’à ce qu’enfin, l’importance de son œuvre devienne évidente aux yeux de tous et toutes. Surmontant les handicaps de la pauvreté, du genre, de son « ignorance » des débuts, son extraordinaire imaginaire, son intelligence et surtout cette volonté de fer qui l’a animée toute sa vie, discrètement dissimulée sous un sourire, un silence, un voile, lui ont permis d’arriver au firmament de l’art contemporain. Femme simple et authentique, elle ne s’est jamais compromise, n’a jamais perdu de vue son cap, et a sans doute réussi à trouver dans la paix de sa retraite de Blida, le bonheur dans son jardin d’Éden à elle, ne vivant plus que pour son art et les siens.

Je laisse à Assia Djebar, sa compatriote et contemporaine, le mot de la fin : « Baya porte son regard fleur vers le ciel de plénitude où l’attendent Chagall, le douanier Rousseau, un petit nombre d’élus. Elle, la première d’une chaîne de séquestrées, dont le bandeau sur l’œil, d’un coup, est tombé » (Le Nouvel Observateur, 24 janvier 1985).

Je remercie infiniment Anissa Bouayed, chercheuse auprès du laboratoire CESSMA, université Diderot, pour toute l’aide qu’elle m’a apportée dans la connaissance de la vie de Baya et la compréhension de son parcours (vous pouvez notamment télécharger en pdf cet excellent article de fond, en cliquant sur ce lien) et pour avoir si généreusement partagé avec moi ses recherches.

Un article d’Alain Messaoudi m’a également beaucoup aidée, Au croisement des cultures savantes et des cultures populaires : Baya et l’art des autodidactes dans le Maghreb des années 1945-1960, In Une histoire sociale et culturelle du politique en Algérie : Études offertes à Omar Carlier, Éditions de la Sorbonne, 2018.

Enfin, je remercie chaleureusement les donateurs Claude et France Lemand, et le musée de l’Institut du Monde Arabe, qui m’ont communiqué les visuels des œuvres et ont autorisé Diacritik à les reproduire. À ce propos, dans le cadre de l’Année algérienne de l’IMA, une exposition d’œuvres d’artistes algérien.nes de la nouvelle collection du musée, dont des œuvres de Baya, aura bientôt lieu à l’Institut du Monde Arabe : « Algérie mon amour. Artistes de la fraternité algérienne, 1953-2021 », du 15 mars au 31 juillet 2022, avec un riche programme de conférences (notamment d’Anissa Bouayed sur Baya).

Merci enfin à Amina Far, du Centre culturel algérien de Paris.

Les photos :
1 - BAYA, La Dame aux roses, 1967. Gouache sur papier, 101 x 152 cm. Musée IMA
2 - BAYA, Musicienne, 1989. Gouache sur papier, 50 x 50 cm. Collection Claude et France Lemand
3 - BAYA, Sans titre, 1998. Gouacher sur papier, 65 x 50 cm. Musée IMA
4 - BAYA, Les Rideaux jaunes, 1947. Gouache sur papier, 72 x 91 cm. Musée IMA
5 - BAYA, Femmes portant des coupes, 1966. Gouache sur papier, 100 x 150 cm. Musée IMA
6 - BAYA, Masque blanc de l’artiste, 1948. Céramique, 18 x 15 x 8,5 cm. Musée IMA
7 - BAYA, Deux femmes et un poisson, 1958. Céramique, 32 x 31 x 23 cm. Musée IMA
8 - BAYA, Musique, 1974. Gouache sur papier, 100 x 150 cm. Donation Claude et France Lemand 2018. Institut du monde arabe
9 - BAYA, Sans titre, 1998. Gouache sur papier, 50 x 100 cm. Musée IMA

Du : 19-01-2022
Auteur : Carine Chichereau
Source : Diacritik (diacritik.com)